Décourageante, la thérapie de couples ?
« La thérapie de couple, c’est décourageant : ils viennent toujours trop tard. », disaient des collègues qui avaient terminé leur formation de gestalt-thérapeute quelques années avant moi. Je n’étais donc pas pressée de m’y lancer. En plus, j’avais déjà trouvé difficile d’apprendre, dans ma formation initiale de gestalt-thérapeute à être attentive à la fois à ce qui se passe en moi et à ce qui se passe chez la personne que j’accompagne (et non seulement à ce qu’elle dit), je pensais que ça allait être encore plus difficile de prêter attention à une personne de plus. Et puis un jour…
Et pourtant…
Un jour, alors que j’étais encore salariée chez bioMérieux tout en travaillant à temps partiel comme gestalt-thérapeute depuis quelques années, je reçois deux messages : l’un de ma cheffe de service me demandant de poser mes congés d’été, et l’autre du GATLA (Gestalt Associates Training Los Angeles) rappelant la date limite d’inscription pour bénéficier du tarif réduit « early bird » à leurs formations de gestalt-thérapie en Europe, qui avait lieu à Split, en Croatie, cette année-là. Or je ne savais pas quoi faire de mes vacances d’été. Du coup je me suis dit : « Pourquoi ne pas participer à leur formation à la thérapie de couples à Split et en profiter pour faire un petit peu de tourisme en Croatie ? »
C’est donc ce que j’ai fait. Et je me suis trouvée étonnamment à l’aise en tant que thérapeute de couple dans les pratiques que nous avons faites pendant cette formation, et j’y ai pris grand plaisir. Je trouvais ça beaucoup plus facile que ce que j’avais imaginé, malgré le handicap de la langue. (La formation avait lieu en anglais, qui n’était pas ma langue maternelle ni celle de la plupart des participant·e·s.) Ce rôle de thérapeute de couples me semblait naturel.
J’aime ça !
Les débutant·e·s comme moi travaillaient avec des couples fictifs mais qui représentaient des couples réels que nous connaissions bien : une personne proposait un couple de sa connaissance, jouait le rôle d’un des deux partenaires, et donnait des instructions à une autre personne pour qu’elle interprète l’autre partenaire. Par exemple, j’avais joué le rôle de mon père et donné des instructions à une autre personne pour qu’elle joue celui de ma mère.
Par ailleurs, nous observions des démonstrations faites par des formateurs avec des couples réels, qui pouvaient obtenir un tarif réduit à la formation en acceptant de servir de couples modèles. Et ils y gagnaient aussi d’obtenir quelques séances de véritable thérapie par des thérapeutes expérimentés.
C’est ainsi que j’ai décidé de commencer à pratiquer la thérapie de couples à mon retour en France, en 2014.
Oui mais à mon cabinet…
Là, j’ai vite découvert que les couples qui se présentaient à mon cabinet étaient très différents de ceux que j’avais pu observer dans les démonstrations par les formateurs : dans les couples-modèles, au moins l’une des deux personnes était gestalt-thérapeute, et avait donc de nombreuses années de gestalt-thérapie derrière elle, et l’autre personne avait généralement aussi des années de psychothérapie personnelle, même si elle n’était pas gestalt-thérapeute elle-même. Donc il s’agissait de personnes qui savaient prendre conscience de leurs sensations, de leurs émotions et de leurs pensées, et les communiquer, et s’écouter mutuellement. Ce n’était généralement pas le cas des couples qui se présentaient à mon cabinet.
Alors je m’adapte
J’ai donc dû adapter ma pratique aux couples qui venaient à mon cabinet.
Par exemple, en formation, nous avions appris à installer les deux personnes du couple face à face, pour faciliter le dialogue entre elle, et à nous asseoir à angle droit par rapport à elles, donc en les voyant de profil. Or la plupart des personnes qui se présentaient à mon cabinet n’avaient pas du tout envie de s’installer de cette manière, ni de s’adresser directement l’une à l’autre. Elles se tournaient vers moi et s’adressaient à moi, parlant de leur conjoint·e à la troisième personne. Parfois, certaines éloignaient leur chaise de celle de leur conjoint·e, voire même l’avançaient de manière à ce que leur conjoint·e soit hors de leur champ de vision.
J’ai donc décidé d’installer les personnes face à moi au moins pour la première séance, avec les chaises légèrement tournées l’une vers l’autre afin qu’elles puissent se voir confortablement, et de les inviter à s’asseoir face à face et à se parler directement seulement quand je sentais qu’elles en étaient capables.
Je fais de la psychoéducation
J’ai aussi compris qu’il fallait que je leur donne des explications de base sur les émotions, les relations, la communication.
Par exemple, je leur apprends que nous avons besoin de nos émotions pour nous orienter, que les émotions se ressentent dans le corps et qu’il faut apprendre à les sentir et à les accepter. Qu’il est important aussi de pouvoir les contenir et les réguler, à l’aide par exemple de techniques de respiration.
Et que nous avons tous et toutes besoin de nous sentir compris·e·s, et qu’il est donc important de pouvoir comprendre les sentiments de son ou sa partenaire et de lui montrer que nous les comprenons. Pour cela, je leur enseigne à utiliser un bâton de parole et à reformuler. (Voir l’explication de cette pratique sur mon autre site, dans la section « Partage de connaissances ».)
J’accompagne des personnes traumatisées
Puis j’ai approfondi ma formation dans le domaine des traumatismes, et notamment des traumatismes du développement. (Vous trouverez des explications à ce sujet sur mon autre site, dans la section « Partage de connaissances ».)
Et j’ai vu arriver à mon cabinet des couples de personnes victimes de traumatismes du développement.
C’est alors que je suis tombée sur un manuel de thérapie de couple adaptée à ces personnes-là : « Developmental Couple Therapy for Complex Trauma », de Heather B. MacIntosh, paru en 2019.
Ce manuel m’a encouragée à faire encore plus de psychoéducation, notamment sur les traumatismes et leurs séquelles.
J’explique la théorie polyvagale
Mes lectures de nombreux ouvrages sur les traumatismes m’ont amenée à m’intéresser à la théorie polyvagale du Dr. Stephen Porges, qui explique la neurobiologie de notre système nerveux autonome, et comment il cherche à assurer notre survie. Maintenant je l’explique à la plupart des personnes que je reçois, surtout à celles qui viennent en couple, parce que d’une part elle permet de se déculpabiliser et de cesser aussi de considérer son ou sa partenaire comme une personne de mauvaise volonté, et d’autre part elle donne des clés pour apaiser nos émotions : elle nous guide pour trouver des manières de nous apaiser nous-même ou d’aider à apaiser d’autres personnes.
Cette théorie est tellement importante qu’elle devrait être enseignée à tous et toutes. C’est pourquoi j’ai fait une conférence à ce sujet, dont vous pourrez trouver le texte ici.
J’adoucis la thérapie de couple
La dernière adaptation que j’ai faite à ma manière de pratiquer la thérapie de couple, en application de la théorie polyvagale, c’est de proposer systématiquement des séances séparées en début de thérapie de couple : je commence par une séance en couple, où je demande à chaque personne ce qui la fait souffrir dans la relation de couple, ce qui va bien, et ce qu’elle attend d’une thérapie de couple, en précisant qu’il ne s’agit pas de se mettre d’accord mais que chaque personne me donne sa vision. Puis je reçois chaque personne séparément afin qu’elle se sente davantage en sécurité qu’en présence de son ou sa partenaire : d’une part elle peut ainsi parler sans filtre, et d’autre part elle peut être plus réceptive à mes explications. Et ensuite je les reçois de nouveau en couple et nous décidons ensemble de la suite.
Je propose de nouvelles séances séparées lorsque c’est nécessaire, bien que le but de la thérapie soit toujours que les personnes arrivent à se comprendre mutuellement, d’abord avec mon aide en séance, puis sans moi chez elles. La thérapie de couple a l’avantage de me montrer les personnes en situation avec leur partenaire, je vois ce qui se passe entre elles, au lieu de n’avoir que le récit (forcément biaisé) de l’une des deux, ça permet donc d’être bien plus efficace. Mais c’est aussi très éprouvant : en thérapie individuelle, les personnes apprennent vite que je les écoute et ne les juge pas, elles se sentent facilement en sécurité avec moi, alors qu’en thérapie de couple, la présence de leur partenaire est forcément source d’insécurité, puisque si tout allaient bien entre elles, elles ne seraient pas dans mon cabinet. Alors le fait d’introduire des séances séparées adoucit la thérapie de couple et permet de combiner les avantages de la thérapie de couple avec ceux de la thérapie individuelle.
Toujours trop tard ?
Alors, est-ce que les couples viennent toujours trop tard, vraiment ? Bien sûr, je préférerais qu’ils viennent plus tôt, dès les premières difficultés. Ils s’épargneraient ainsi des années, voire plusieurs dizaines d’années pour certains, de souffrance. (Et ils épargneraient aussi beaucoup de souffrance à leurs enfants, pour ceux qui en ont.) Mais il n’est jamais trop tard tant qu’il reste de la bonne volonté chez les deux personnes : c’est la condition essentielle pour entreprendre une thérapie de couple : que chacun·e y mette de la bonne volonté et cherche à se changer soi-même, pas à changer son ou sa partenaire, parce que de toutes manières ça ne marche pas. La thérapie de couple ne fonctionne que si chaque personne prend ses responsabilités et fait sa part du travail. Il n’y a jamais un coupable et une victime dans un couple. Il y a toujours deux personnes en difficultés qui souffrent du fait de malentendus et d’incompréhensions. C’est ce qu’on comprend quand on perçoit la peur et la douleur sous la colère. C’est ainsi que je les vois, et si elles arrivent à se voir ainsi aussi, alors la thérapie de couple fonctionne, même si elle est entreprise très tard.
Quand je dis que la thérapie de couple « fonctionne », ça ne veut pas dire que le couple reste ensemble : cela peut se terminer par une séparation. Faire une thérapie de couple, ça ne veut pas dire s’engager à ne pas se séparer. Au contraire, il m’arrive de recommander une séparation au moins temporaire, notamment en cas de violences physiques ou de cohabitation très difficile. Ce n’est pas un échec. Parfois, il faut reconnaître que la relation de couple ne peut pas aller plus loin et qu’il vaut mieux se séparer. Parfois, il est nécessaire que chacun ait son domicile même si la relation amoureuse continue, parce qu’un chez-soi est indispensable pour se sentir en sécurité et se ressourcer.
Du moment que la thérapie de couple a permis de se comprendre un peu mieux (soi-même et son ou sa partenaire), elle n’a pas été entreprise en vain. C’est un succès si elle permet aux personnes de souffrir moins.
Donc il n’est jamais trop tard, gardons courage et espoir !