Pourquoi se dispute-t-on autant en couple ?
Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi des disputes parfois violentes éclatent pour des choses apparemment sans importance ? Tout particulièrement en couple ?
Pourquoi c’est avec les personnes que nous aimons le plus qu’éclatent les disputes les plus violentes, celles qui nous font le plus souffrir ?
Pourquoi deux personnes qui s’aiment peuvent s’attaquer aussi violemment pour des choses apparemment futiles ?
Comment de si petites choses peuvent déclencher de telles colères ?
L’un de mes outils favoris, en tant que thérapeute de couples, est la théorie polyvagale du Dr. Stephen Porges. Ce que j’aime dans cette théorie, c’est qu’elle permet de comprendre ce qui se passe et qu’elle nous fournit des orientations pour y remédier.
Qu’est-ce que la théorie polyvagale ?
La théorie polyvagale est une théorie neurobiologique qui décrit les changements physiologiques qui interviennent dans notre corps selon que celui-ci se sent en sécurité ou en danger, et les différents comportements permis ou entravés par les différents états physiologiques. Nous n’avons pas accès aux mêmes comportements selon notre état physiologique. C’est ce que nous allons voir plus loin, ainsi que comment cela intervient dans les disputes. Et peu importe que nous pensions être en sécurité : ce qui compte, ce n’est pas ce que nous pensons mais ce que notre corps ressent (que nous en soyons conscients ou non).
Pourquoi « polyvagale » ?
Au collège ou au lycée, vous avez probablement appris comme moi que notre système nerveux autonome est composé de deux parties :
- le système sympathique, qui joue un rôle d’accélérateur et favorise le mouvement et les réactions de combat ou de fuite (fight or flight) et est associé au stress,
- le système parasympathique, qui favorise au contraire la détente et la relaxation,
et que ces deux systèmes doivent s’équilibrer.
Ce qu’a découvert le Dr. Stephen Porges, c’est que c’est plus complexe que cela, et en particulier que le nerf vague (dixième paire de nerfs crâniens et principal composant du système parasympathique) comporte deux branches qui jouent des rôles différents. D’où le nom de théorie « polyvagale »
Le Dr. Stephen Porges a aussi découvert que les différents composants de notre système nerveux autonome ne fonctionnent pas seulement en équilibre mais aussi selon une hiérarchie.
Qui est le Dr. Stephen Porges ?
Le Dr. Stephen Porges est un scientifique américain, chercheur en psychophysiologie. A l’époque où il a commencé ses études (1966), la psychophysiologie était une toute nouvelle discipline, qui étudiait comment les changements psychologiques influençaient l’état physiologique. Le Dr. Stephen Porges a étudié aussi la réciproque : comment l’état physiologique influence ce qui se passe au niveau psychologique. Il a en particulier travaillé sur la variabilité du rythme cardiaque. (Nous reviendrons sur ce point plus loin.)
Ce sont ces recherches sur la variabilité du rythme cardiaque qui l’ont conduit à découvrir les influences différentes des branches ventrale et dorsale du nerf vague sur le cœur et sur l’ensemble de notre état physiologique, puis à rendre publique sa théorie polyvagale en 1994.
Il s’adressait à ses confrères scientifiques, mais ses recherches ont attiré l’attention de trois pionniers dans le domaine de la thérapie des traumatismes :
- Peter Levine (auteur du livre Réveiller le tigre et fondateur de la psychothérapie Somatic Experiencing®),
- Bessel van der Kolk (auteur du livre Le corps n’oublie rien),
- et Pat Ogden (fondatrice de la psychothérapie sensorimotrice).
Ça a été le début d’une collaboration entre eux, qui a amené Stephen Porges à s’intéresser aux traumatismes, et la théorie polyvagale a permis aux personnes traumatisées et à leurs thérapeutes de comprendre les réactions de leur corps. Elle a permis d’expliquer comment les thérapies déjà mises au point de manière intuitive fonctionnaient et d’améliorer le traitement des traumas grâce à une meilleure compréhension des phénomènes neurophysiologiques.
Et elle nous permet de mieux comprendre ce qui se passe dans les disputes, notamment en couple.
Pourquoi la théorie polyvagale est-elle importante ?
La théorie polyvagale décrit comment notre système nerveux autonome change notre état physiologique pour assurer notre sécurité, notre survie, à tout moment. Et cela impacte notre capacité à nous connecter aux autres, à communiquer avec eux, à les comprendre.
Chez les personnes qui ont subi des traumatismes, les réponses du système nerveux autonome sont souvent plus intenses et extrêmes, ce qui compromet leur capacité à réguler leurs émotions et à se sentir en sécurité dans les relations. La théorie polyvagale permet de comprendre qu’il s’agit de réactions au service de la survie. Cela permet de se déculpabiliser et de retrouver de l’espoir.
La théorie polyvagale, en nous expliquant comment notre système nerveux autonome fonctionne pour assurer notre survie, nous aide à mettre au point des stratégies pour réguler nos émotions. (Nous reviendrons sur ce point plus loin.)
Les traumatismes compromettent notre capacité de nous connecter aux autres en activant des états physiologiques de protection face à un danger perçu (par notre corps, inconsciemment) au lieu d’états physiologiques favorisant des interactions aimantes. La théorie polyvagale, en nous expliquant comment notre système nerveux autonome fonctionne, nous donne les informations nécessaires pour le refaçonner peu à peu. (Nous reviendrons sur ce point plus loin.)
Trois concepts au cœur de la théorie polyvagale
Trois concepts sont au cœur de la théorie polyvagale :
- Hiérarchie
- Neuroception
- Corégulation
Hiérarchie
Le système nerveux autonome répond aux sensations du corps et aux signaux de l’environnement par trois voies qui interviennent dans un ordre spécifique et répondent aux défis de manières prédictibles. Ces trois voies sont apparues à des moments différents de l’évolution phylogénétique, et elles sont mobilisées de la plus récente à la plus ancienne :
- le système sympathique est plus ancien et est activé en second lieu si nécessaire ; il favorise la mobilisation et les réactions de combat ou de fuite ;
Cette hiérarchie peut être symbolisée par une échelle : le haut de l’échelle correspondant à un état sous le contrôle de la branche ventrale du nerf vague, le milieu à un état gouverné par le système sympathique, et le bas à un état contrôlé par la branche dorsale du nerf vague. La métaphore de l’échelle représente le fait que pour que la transition entre les états gouvernés par les deux branches du nerf vague passe obligatoirement par l’activation du système sympathique.
Neuroception
La neuroception est le processus selon lequel le système nerveux autonome évalue les risques sans que la conscience soit requise. Elle implique des régions du cerveau qui évaluent les indices de sécurité, de danger, et de menace mortelle.
La neuroception déclenche des changements de l’état physiologique en fonction des indices de sécurité, de danger ou de menace mortelle détectés.
La neuroception diffère de la perception. C’est une détection qui s’effectue automatiquement de manière inconsciente. Ce que nous pouvons percevoir, ce sont les changements de notre état physiologique qui ont été déclenchés par la neuroception, sans nécessairement savoir quels indices de sécurité, de danger ou de menace mortelle les ont déclenchés.
Ce sont ces changements de notre état physiologique qui vont nous faire ressentir une confiance ou une méfiance instinctive à l’égard de personnes que nous rencontrons, ou un sentiment de sécurité ou de danger dans l’environnement où nous nous trouvons, et qui vont favoriser soit des comportements sociaux de connexion aux autres, soit des attitudes défensives.
L’évaluation des signaux de sécurité, de danger et de menace mortelle par la neuroception n’est pas nécessairement exacte, elle peut se tromper, ce qui est à l’origine de malentendus et de disputes, notamment dans les couples.
Corégulation
La corégulation est la régulation mutuelle d’états physiologiques entre des individus. Par exemple, entre une mère et son bébé, non seulement la mère calme le bébé, mais la réponse du bébé qui se relaxe et se calme en réponse aux vocalisations, aux expressions du visage et aux gestes de la mère a un effet réciproque qui calme la mère. Si la mère ne parvient pas à calmer son bébé, son état physiologique à elle va se déréguler aussi.
La corégulation est un impératif biologique : nous en avons un besoin vital. C’est grâce à nos expériences de corégulation que nous développons notre capacité d’autorégulation.
C’est en régulant réciproquement nos états physiologiques que nous parvenons à nous sentir en sécurité pour nous connecter et créer des relations de confiance. Et ce non seulement entre une mère et son bébé mais aussi entre les deux adultes d’un couple, entre les membres d’une famille, entre amis, dans une équipe de travail, avec des personnes inconnues que nous rencontrons, etc.
Notre système nerveux autonome est le fondement de notre expérience vécue, il guide la manière dont nous évoluons dans le monde, en allant vers les autres pour nous connecter ou en nous retirant pour nous isoler.
Dans chacune de nos relations, notre système nerveux autonome apprend sur le monde et devient réglé soit sur des habitudes de connexion, soit sur des habitudes de protection. Il est façonné par nos expériences précoces, mais il peut être refaçonné par d’autres expériences par la suite. Nous pouvons influer volontairement sur notre système nerveux autonome, et ça fait partie des choses que j’apprends à mes patient·es en thérapie individuelle et en thérapie de couple.
Nous influons aussi sur le système nerveux autonome des personnes qui nous entourent, volontairement ou non : selon que nous émettons des signaux de sécurité ou de danger, nous favorisons leur régulation et les invitons à la connexion, ou nous les poussons à basculer en mode de protection. Par exemple, si nous avons peur, nous émettons des signaux de danger et nous risquons de communiquer cette peur aux personnes qui nous entourent. Si nous nous sentons profondément en paix, nous émettons des indices de sécurité et nous les aidons à se relaxer et à atteindre un état physiologique qui favorise la connexion.
Des actions au service de la survie
Le principe de fonctionnement du système nerveux autonome, c’est que chaque réponse est une action au service de la survie. Même une action qui semble incongrue est toujours une réponse adaptative qui vise la survie du point de vue du système nerveux autonome. Mais comme la neuroception peut se tromper, l’action peut être inadaptée. Nous en verrons des exemples par la suite.
Le système nerveux autonome ne porte pas de jugements moraux, il ne juge pas de ce qui est bien ou mal, il agit simplement pour gérer les risques et rechercher la sécurité. Il est très important de s’en souvenir car cela permet d’éclairer différemment les disputes : elles ne sont pas régies par une justice mais par la neuroception et la manière dont le système nerveux autonome de chaque personne a été façonné.
Les conséquences des traumatismes
Les conséquences des traumatismes ne s’expliquent pas par les événements qui sont survenus, mais par la manière dont le système nerveux autonome a été façonné par les réponses déclenchées par la neuroception. Ce n’est pas l’événement en soi qui a été traumatisant, c’est la menace perçue qui a donné lieu à une neuroception de danger ou de menace mortelle. Par exemple, être menacé par une arme factice aura exactement les mêmes conséquences que si l’arme était réelle, si la personne menacée l’a crue réelle.
Des circonstances associées de manière fortuite ou non à la situation évaluée comme dangereuse peuvent être par la suite considérées comme des indices de danger par le système nerveux autonome. Par exemple, une pression sur une certaine partie du corps qui a été pressée lors d’une agression. Ou bien la couleur d’un vêtement de l’agresseur.
Il est important de s’en rappeler : si une femme a été victime d’abus sexuels dans son enfance ou d’un viol à l’âge adulte, tout indice qui va rappeler cette situation à son système nerveux autonome est susceptible de déclencher une réaction défensive, même si consciemment elle se juge en sécurité avec son partenaire. Ces réactions ne sont pas des choix de la personne, il ne faut surtout pas les lui reprocher, mais plutôt faire équipe pour veiller à éviter les stimuli qui déclenchent les réactions de défense, et refaçonner peu à peu son système nerveux autonome. J’invite toujours les couples à faire équipe face aux traumatismes.
Les trois voies du système nerveux autonome
Nous allons maintenant passer en revue les trois voies du système nerveux autonome dans l’ordre de leur apparition dans l’évolution phylogénétique : d’abord le nerf vague dorsal, puis le système sympathique, puis le nerf vague ventral.
Le nerf vague dorsal
La branche dorsale du nerf vague innerve principalement les organes situés au-dessous du diaphragme, mais également le cœur et les poumons.
Dans son rôle non réactif, le nerf vague dorsal régule la digestion.
Dans son rôle de mécanisme de survie, il assure la conservation de l’énergie par l’effondrement et l’arrêt.
Sa réponse est analgésique, protégeant de la douleur aussi bien physique que psychologique. Il est important de s’en souvenir pour comprendre certains phénomènes qui se produisent au cours des disputes.
Au moment d’un traumatisme, il peut venir à la rescousse par la dissociation.
La réponse vagale dorsale réduit le flux et l’oxygénation du sang dans le cerveau, ce qui se traduit par des changements dans les fonctions cognitives et des expériences de dissociation.
Cette réponse peut se reproduire longtemps après l’événement traumatique et conduire la personne à « s’absenter » pour rechercher la sécurité. Elle peut s’absenter jusqu’au point d’être incapable d’entendre les mots et le ton de la voix, ou de comprendre le sens de ce qui est dit, ou même de ne plus pouvoir discerner le visage de son interlocuteur.
Le nerf vague dorsal répond à des signaux de danger extrême.
C’est la voie de dernier recours, qui utilise l’immobilité comme réponse de survie et conserve notre énergie en nous plongeant dans un état de déconnexion, d’absence de conscience, et d’effondrement protecteur.
Quand nous nous sentons figé·es, insensibles, ou « pas ici », c’est que le nerf vague dorsal a pris le contrôle. C’est l’expérience d’une peur mortelle à laquelle notre système nerveux autonome répond par le message : « Rentre la tête, ne bouge pas, cache-toi », comme chez notre ancêtre la tortue. A l’extrême, c’est l’évanouissement (la syncope vasovagale), mais la réponse vagale dorsale inclut un continuum d’expériences.
Cela peut affecter le système immunitaire, entraîner un manque d’énergie chronique, des troubles digestifs, et au niveau psychologique dépression, dissociation et retrait des connexions sociales. La personne se sent seule, perdue, impossible à rejoindre, c’est le désespoir.
Attention : il ne s’agit pas ici nécessairement d’une situation de danger extrême réel mais d’une neuroception de danger extrême, qui peut être inexacte. Il est important de s’en souvenir parce que ça intervient dans les disputes : une personne peut avoir une neuroception de danger extrême même si sa survie n’est pas réellement menacée. Ça peut donner l’impression d’une réaction disproportionnée, mais c’est simplement l’effet du fonctionnement normal du système nerveux autonome.
Le système sympathique
Le système nerveux sympathique, apparu en deuxième dans l’évolution phylogénétique, apporte la capacité à se mobiliser.
Dans son rôle homéostatique, il complète le système parasympathique, il travaille de concert avec le système vagal ventral pour réguler les rythmes des battements du cœur et de la respiration, et avec le système vagal dorsal pour soutenir la digestion.
Dans son rôle réactif, il nous prépare à passer à l’action avec les options de combat et de fuite, utilisant le mouvement pour nous protéger. Ce système est lié à l’action des membres, quand il est activé nous nous sentons incapables de rester immobiles.
Quand le système sympathique se mobilise pour nous protéger, nous nous éloignons de la corégulation. Dans notre recherche de sécurité, nous sommes coupés des autres. Dans l’histoire de notre évolution, être seul et ne pas faire partie d’un groupe était dangereux, du coup la mobilisation du système sympathique amène avec elle cette sensation d’isolement et de danger. Il est important de s’en souvenir parce que ça intervient dans les disputes : un cercle vicieux s’enclenche : plus nous nous mobilisons pour combattre ou fuir, plus nous avons peur, et plus nous avons peur, plus nous nous mobilisons pour combattre ou fuir. Et ce que la peur soit justifiée ou non : cela ne dépend pas de la situation réelle mais de la neuroception de danger de notre système nerveux autonome.
La réponse du système sympathique s’accompagne d’un changement dans notre façon d’entendre. Les muscles de l’oreille moyenne contrôlent la capacité à se focaliser sur la voix humaine. Quand nous sommes dans l’état vagal ventral (que nous verrons plus loin), ces muscles règlent les fréquences transmises à notre oreille interne de manière à ce que nous entendions et écoutions les voix humaines. Quand le système sympathique prend le contrôle la régulation de l’oreille moyenne change pour se mettre à l’écoute de sons à basses fréquences de prédateurs ou à haute fréquence de cris de détresse. Le système est alors réglé sur les sons de danger et non les sons de connexion. Ce qui affecte évidemment notre capacité à dialoguer au cours d’une dispute.
En plus des effets sur l’audition, notre capacité à déchiffrer les indices d’expressions du visage est aussi affectée. Lorsque le système sympathique est activé, nous interprétons mal les indices. Un visage neutre paraît en colère. Le neutre est ressenti comme dangereux. Ce qui enclenche un autre cercle vicieux : plus nous avons peur, plus les autres nous apparaissent comme dangereux, et plus ils nous apparaissent comme dangereux, plus nous avons peur. Ce qui ne facilite pas la résolution pacifique des conflits !
Pire que cela, un troisième cercle vicieux s’enclenche lorsque le système sympathique est activé fréquemment sur une période prolongée : il reste en état d’alerte élevée. Le cortisol relâché dans notre circulation sanguine rend difficile de rester assis tranquillement. La fréquence cardiaque s’élève, la respiration est courte et superficielle, et nous parcourons du regard notre environnement à la recherche de dangers. Incapable de résoudre les indices de danger (puisqu’il interprète mal les indices d’expression du visage et entend moins bien les expressions vocales), le système sympathique devient actif chroniquement.
Dans les états de préparation à la fuite ou au combat activés par le système sympathique, le danger semble omniprésent et la connexion un risque trop important. Le monde semble un endroit inhospitalier et la défiance alimente le système. N’est-ce pas tragique ?
Le nerf vague ventral
Au sommet de la hiérarchie de notre système nerveux autonome se trouve le nerf vague ventral qui sous-tend les sentiments de sécurité et de connexion.
Le fait d’être en lien avec les autres est un impératif biologique. Le nerf vague ventral, parfois appelé « intelligent » ou « social » fournit le fondement neurologique de la santé, de la croissance et de la restauration.
En sécurité et social
Quand le système vagal ventral est actif, notre attention est dirigée vers la connexion. Nous cherchons des opportunités de corégulation. La capacité à apaiser et à être apaiser, à parler et à écouter, à donner et à recevoir, à se connecter et se déconnecter avec fluidité, est centrée dans cette partie la plus récente de notre évolution phylogénétique.
La réciprocité, le flux et le reflux mutuels qui définissent les relations nourrissantes, est une fonction du système vagal ventral. Le nerf vague ventral fournit des réponses rapides et organisées.
Dans un état gouverné par le nerf vague ventral, nous avons accès à toute une gamme de réponses incluant : calme, heureux·se, méditatif/ve, engagé·e, attentif/ve, intéressé·e, excité·e, passionné·e, alerte, prêt·e, relaxé·e, en train de savourer, joyeux/se.
Le nerf de la compassion
Le nerf vague ventral est le nerf de la compassion. Par ses actions, nous sommes câblé·es pour nous soucier des autres et en prendre soin. L’état vagal ventral soutient les connexions empreintes de compassion.
C’est cet état qui ralentit les battements de notre cœur, adoucit nos yeux, met une intonation douce dans notre voix, et nous pousse à aller vers les autres. Cette même énergie soutient aussi l’autocompassion : le fait de nous tourner vers nous-mêmes avec douceur.
Les pratiques de compassion, par l’activation du système vagal ventral, sont bénéfiques pour la santé, notamment en réduisant le stress et en améliorant la fonction immunitaire.
L’état vagal ventral favorise l’espoir et le changement.
Dans cet état, notre système d’engagement social est actif, animé.
Le système d’engagement social
Le système d’engagement social est apparu au cours de l’évolution phylogénétique chez les mammifères, qui sont des animaux sociaux, quand les voies nerveuses vers le visage et la tête ont été reliées au nerf vague ventral dans le tronc cérébral. L’intégration de cinq nerfs crâniens a permis que les yeux, les oreilles, la voix et la tête fonctionnent de concert avec le cœur.
Le système d’engagement social n’émet pas seulement des signaux, il recherche aussi des indices de sécurité. Ce circuit de la sécurité est présent dès la naissance et régule les comportements sur un continuum qui va de l’engagement social à la surveillance.
Nous émettons des indices de sécurité et des invitations à se connecter par les signaux du ton de notre voix, de l’expression de notre visage, de l’inclinaison de notre tête. Nous communiquons d’un système nerveux autonome à l’autre qu’on peut s’approcher et entrer en relation en toute sécurité.
En tant que système de surveillance, quand les indices perçus dans le visage, la voix et les gestes de l’autre indiquent la sécurité, le système d’engagement social affirme qu’on peut se connecter. Quand les indices indiquent un danger, nous passons sur nos gardes. Par le système d’engagement social, nous sentons aussi si les autres peuvent être approchés en toute sécurité, et nous signalons que nous sommes ami·es, pas ennemi·es.
Le frein vagal
Un cœur en bonne santé ne bat pas comme un métronome à un rythme égal, constant. Le nerf vague ventral influe sur notre rythme cardiaque, le ralentissant durant l’expiration et lui permettant d’accélérer durant l’inspiration.
La variation du rythme cardiaque avec la respiration spontanée se nomme « arythmie sinusale respiratoire ». Le Dr. Stephen Porges avec son équipe a mis au point des méthodes et outils permettant de mesurer cette variation, considérant qu’elle mesure le tonus vagal, c’est-à-dire l’influence du nerf vague ventral sur le cœur.
Le tonus vagal indique non seulement le bien-être physiologique mais aussi le bien-être psychologique.
Le frein vagal est un concept important de la théorie polyvagale.
L’une des responsabilités du nerf vague ventral est de contenir le rythme cardiaque à environ 72 battements par minute. Sans cette action, le cœur battrait dangereusement vite.
Le frein vagal fonctionne comme les freins d’une bicyclette : il se relâche pour nous permettre de nous énergiser rapidement, et il se réengage pour amener un retour au calme.
Par ses actions sur le cœur, le nerf vague ventral apporte de la flexibilité à notre système. Quand il est partiellement relâché, il régule l’appel à l’action, laissant entrer davantage d’énergie dans le système tout en inhibant la libération de cortisol et d’adrénaline. Quand un danger est détecté, le frein vagal est relâché entièrement, et laisse le système sympathique prendre le contrôle, déchargeant du cortisol et de l’adrénaline et déclenchant la réaction de combat ou fuite.
Pour faire face à notre vie quotidienne, nous avons besoin que notre frein vagal soit capable de se relâcher et de se réengager. Les actions du frein vagal sont une façon efficace de rapidement augmenter ou diminuer la fréquence cardiaque et de changer le tonus du système nerveux autonome tout en maintenant le contrôle vagal ventral. Quand le frein vagal fonctionne bien, ces transitions se font avec aisance.
Cette capacité de régulation rapide et de transitions fluides est affectée par l’expérience traumatique. Quand on a manqué d’expériences de corégulation dans l’enfance, le frein vagal ne fonctionne pas bien. Du coup, le contrôle passe d’abord au système sympathique puis au système vagal dorsal.
C’est ce qui explique qu’une discussion peut s’enflammer très rapidement, voire instantanément, ou aboutir à un état de fermeture.
L’homéostasie
Pour nous sentir bien dans notre corps et notre esprit, nous avons besoin que les trois parties de notre système nerveux autonome coopèrent :
- Le nerf vague ventral contrôle la connexion visage-cœur.
- Le système sympathique soutient des cycles respiratoires sains et les rythmes cardiaques, et joue un rôle dans la régulation de la température du corps.
- Le système vagal dorsal facilite une digestion saine.
Avec l’énergie régulatrice du système vagal ventral et les branches sympathique et vagale dorsale qui ajoutent leurs actions non-réactives, nous pouvons atteindre une sensation d’homéostasie, c’est-à-dire d’équilibre dynamique.
Sans un système vagal ventral capable de répondre aux exigences de la vie quotidienne avec fluidité, les défis de la régulation nous font basculer dans un état d’activation ou de conservation. Ce qui crée des problèmes de santé, de la détresse dans les relations, et une expérience de souffrance au quotidien.
La surveillance autonome : la neuroception
Une expérience non-verbale
Nous vivons une histoire dont l’origine se trouve dans l’état de notre système nerveux autonome, qui est envoyé par les voies du système nerveux du corps au cerveau, puis est traduite par le cerveau en des croyances qui guident notre vie quotidienne.
Le mental raconte ce que le système nerveux sait. L’état précède l’histoire.
La théorie polyvagale fait une distinction importante entre la perception, qui comprend un degré de conscience, et la neuroception, qui est faite de réflexes, avec des indices qui déclenchent des changements dans l’état de notre système nerveux autonome sans que nous soyons conscients de l’influence de ces indices.
La neuroception produit des sensations dans notre ventre, dans notre poitrine, de sentiments implicites qui nous font parcourir le continuum entre la sécurité et la réponse de survie. On peut concevoir la neuroception comme des signaux somatiques (c’est-à-dire émis par le corps) qui influencent notre prise de décisions sans que nous ayons conscience explicitement des indices qui les ont provoqués.
Par le processus de neuroception, le système nerveux autonome évalue les risques et passe à l’action.
La neuroception est une expérience non-verbale. C’est la réponse du système nerveux autonome à des indices non seulement du monde qui nous entoure mais aussi de l’intérieur de notre corps. Les informations provenant de nos viscères (cœur, poumons, intestins) et des indices de l’endroit où nous nous trouvons et des gens et choses qui nous entourent sont toutes des composantes importantes de la neuroception.
Avant que le cerveau comprenne ce qui se passe et donne un sens à une expérience, le système nerveux autonome, via le processus de neuroception, a évalué la situation et initié une réponse.
Vous voyez ce que ça donne dans les disputes ? Nous commençons à riposter ou à nous fermer avant même que notre néocortex ait eu une chance de réfléchir à l’interprétation des paroles ou actions de notre partenaire : il n’en a pas eu le temps.
Des déclencheurs innés et des déclencheurs acquis
Certaines caractéristiques de la neuroception sont câblées dans notre système nerveux, ce sont des stratégies adaptatives transmises par l’évolution, et des expériences que tous les êtres humains partagent. Par exemple la réponse aux sons.
La musique, qui est une manière de se connecter aux sons intentionnellement, est composée en utilisant des thèmes qui produisent certains états physiologiques de manière prédictible.
D’autres manières de déclencher notre neuroception sont spécifiques, créées en réponse à nos expériences personnelles traumatiques ou nourrissantes.
La neuroception change notre état
La neuroception change notre état, colore nos expériences, et crée une réponse du système nerveux autonome. Nous sommes souvent inconscients du stimulus mais conscients de la réponse de notre corps.
Depuis une neuroception de sécurité, les qualités de notre système vagal ventral et le système d’engagement social sont disponibles. Nous pouvons aisément nous connecter, communiquer et nous coréguler. Les actions de nos systèmes sympathique et vagal dorsal sont contraintes.
Par contre, depuis une neuroception d’insécurité, nos capacités sont limitées à la mobilisation par le système sympathique d’énergies de fuite ou de combat, ou bien à l’effondrement, l’arrêt, la fermeture et la dissociation du système vagal dorsal.
Les attentes de notre système nerveux autonome et l’impolitesse biologique
Notre système nerveux autonome anticipe certaines réponses au cours de nos interactions, et quand la réponse n’est pas celle qu’il attendait, il réagit. Par exemple, si vous êtes en train de parler et que votre interlocuteur·rice regarde son téléphone portable, vous pouvez éprouver un sentiment d’insécurité, de ne pas être important·e. Ce sentiment se produit automatiquement, par le processus de neuroception, même si au niveau intellectuel vous savez que ce sentiment n’est pas justifié par la situation.
Notre système nerveux a évolué de manière à anticiper des interactions réciproques des autres personnes quand le système d’engagement social réduit les défenses du système nerveux autonome via le nerf vague ventral. Quand cette attente neuronale est violée, soit par un manque d’indices d’engagement, soit par une réaction hostile, la neuroception produit un changement massif dans le système nerveux autonome vers un état qui soutient la défense. Notre réaction émotionnelle est souvent un sentiment d’être blessé·e et l’histoire que nous nous racontons c’est que nous avons été offensé·es. L’impolitesse biologique est une cascade, qui part d’un manque de réciprocité dans un engagement social spontané, qui déclenche un état défensif du système nerveux autonome, et se termine par une réponse émotionnelle d’avoir été offensé·e qui peut conduire à une réaction agressive.
Il est important de se rappeler qu’il s’agit d’un phénomène biologique qui se produit en nous que nous le voulions ou non. Donc inutile de s’auto-accuser ou d’accuser l’autre d’être trop susceptible. Dès que nous prenions conscience de ce sentiment en nous, il est de notre responsabilité de retrouver une neuroception de sécurité nous permettant de réengager notre système d’engagement social. Et si nous l’observons en l’autre, nous pouvons intervenir de manière à favoriser une neuroception de sécurité en lui ou en elle. Nous le faisons spontanément avec les bébés (quand tout se passe bien), nous pouvons apprendre à le faire en couple aussi. Mais seulement quand nous sommes nous-mêmes dans une neuroception de sécurité qui nous permet de mettre en œuvre notre système d’engagement social.
Comment favoriser une neuroception de sécurité
La neuroception cherche des indices de sécurité et de danger. Par exemple, un sourire authentique, qui met en jeu les yeux, est interprété comme un indice de sécurité. Alors qu’un sourire social génère une neuroception d’avertissement.
Le son est l’un des plus puissants déclencheurs de neuroception de sécurité. Le système nerveux autonome est sensible à la musique de la voix. Ce ne sont pas les mots qui révèlent nos intentions mais les motifs rythmiques et sonores, ainsi que la fréquence, la durée et l’intensité de notre expression vocale. Le système nerveux autonome, via la neuroception, écoute au-dessous des mots et cherche des sons amicaux d’où émane de la sécurité.
Deux éléments sont nécessaires pour créer une neuroception de sécurité :
1) résoudre les indices de danger ;
2) fournir des indices de sécurité.
Résoudre les indices de danger est une étape importante, sinon la neuroception continuera d’activer les réponses défensives de survie. Mais un environnement dépourvu de signes de danger peut être aussi dépourvu de signes de sécurité. Pour arriver à une neuroception de sécurité qui favorise la curiosité, la créativité, la connexion et la compassion, il faut en plus des occasions continuelles de corégulation, des relations fiables basées sur la réciprocité, et du temps passé avec des personnes sûres à des activités partagées. Tous ces éléments sont importants pour se sentir en sécurité et pleinement vivant.
Notre système nerveux autonome est constamment en train d’évaluer les risques et de répondre au service de notre survie, et nous sommes pris dans ce flot au-dessous de notre conscience.
Mais nous pouvons apporter de la conscience à ce flot en utilisant notre perception : quand nous sommes attentifs, nous pouvons percevoir ce qui se passe en nous et interrompre nos schémas de réponse habituels. Si nous ne le faisons pas, ces vieux schémas nous tirent sans cesse vers le bas de l’échelle polyvagale et loin d’une neuroception de sécurité. Il s’agit de rester avec ce qui se passe en nous, au lieu d’être pris dans ces mécanismes. Cela veut dire observer avec douceur, avec de la compassion pour nous-mêmes, ce qui ce passe en nous. Si nous pouvons rester doux·ces avec nous-mêmes, cela nous ramène à l’état vagal ventral qui nous dit que nous sommes en sécurité. Et nous pouvons approfondir cet état en étant curieux·ses et en cherchant activement à comprendre ce qui se passe.
Les cercles vicieux des disputes et comment en sortir
Une dispute commence quand une personne (A) interprète, à tort ou à raison, les paroles, le ton de la voix, l’expression du visage, les gestes ou la posture d’une autre personne (B) comme des signes de danger.
La personne A, sous l’effet d’une neuroception de danger, voit son frein vagal se débrayer, et son système sympathique prendre le contrôle, la poussant à combattre ou à fuir. Si sa neuroception est celle d’une menace mortelle et lui indique qu’elle ne peut ni combattre ni fuir le danger, c’est son système vagal dorsal qui va réagir en mode protection, et elle va s’effondrer ou se figer.
Quelle qu’elle soit, la réaction de survie de la personne A va émettre des signaux de danger qui vont être captés par la neuroception de la personne B, qui va voir à son tour son frein vagal se débrayer (si ce n’était pas déjà le cas).
Les deux personnes sont alors en mode survie et leur systèmes d’engagement social ne peuvent pas fonctionner correctement. Il s’ensuit généralement
- soit une escalade de colère, sous l’effet de l’activation des systèmes sympathiques des deux personnes,
- soit une colère croissante chez l’une des personnes et un état de figement et d’effondrement, de fermeture de plus en plus totale chez l’autre, la colère de l’une activant la fermeture de l’autre, et la fermeture de la seconde augmentant la colère de la première.
Ces cercles vicieux sont engendrés par les neuroceptions de danger des deux personnes, les réactions défensives de chacune constituant des signaux de danger pour l’autre.
Pour sortir de ces cercles vicieux, il faut se rappeler que c’est cela qui se passe, et utiliser des stratégies pour apaiser sa neuroception de danger. Il faut chercher à apaiser ses propres émotions hors de la présence de l’autre, puisque l’autre personne est source de signaux de danger. Chaque personne doit trouver ce qui fonctionne pour elle : aller marcher en forêt ou au bord d’une rivière, faire des exercices de respiration, écouter de la musique, regarder une comédie, méditer, faire du yoga, parler à un ou une ami·e (qui ne va pas ajouter de l’huile sur le feu de la colère).
Si ces méthodes ne fonctionnent pas, il faut avoir recours à une thérapie de couple : en thérapie de couple, je participe à la corégulation non seulement par mes paroles mais aussi par le ton de ma voix, l’expression de mon visage, mon débit vocal, mon rythme respiratoire… Et si cela ne suffit pas à ramener une neuroception de sécurité permettant l’activation du système d’engagement social des deux personnes, je les reçois séparément.
Il est très important d’agir avant que les disputes n’escaladent jusqu’à de la violence physique. En particulier, la situation est dangereuse quand l’une des deux personnes ne supporte pas l’éloignement physique temporaire le temps d’apaiser les émotions : elle s’accroche à l’autre personne, qui peut à son tour se sentir menacée et la repousser avec force. Cela peut conduire à de graves blessures, par exemple en cas de chute. Dans ce cas, il est urgent d’entreprendre une thérapie de couple.
Ce qu’il faut retenir
La théorie polyvagale nous apprend comment nous pouvons remodeler notre système nerveux autonome de manière à ce que nous nous sentions en sécurité et puissions nous connecter. Lorsque nous sommes sous l’influence d’une réponse adaptative de survie, notre système d’engagement social est débrayé, mais le frein vagal est intact, la structure n’est pas endommagée, nous avons juste besoin de conditions de sécurité pour qu’il puisse se réengager.
La régulation de notre système nerveux autonome est indispensable à notre bien-être physique et psychologique. L’état de notre système nerveux autonome intervient dans tous les aspects de notre fonctionnement : communication, digestion, sexualité, système immunitaire…
Les traumatismes influencent la régulation autonome en activant les systèmes de protection de manière chronique. Il en résulte une détresse qui altère les capacités de la personne à créer et soutenir des relations nourrissantes, ce qui conduit souvent à un manque de soutien social. Alors, en l’absence de soutien social, la personne a une neuroception de danger, ce qui réduit encore ses possibilités de connexion du fait du déclenchement des réponses de protection. C’est un cercle vicieux. Quand nous comprenons les bases de la théorie polyvagale, nous pouvons explorer différentes pratiques pour remodeler notre système nerveux.
Parmi ces pratiques : le yoga, la méditation, le chant choral, la danse, la marche à pieds dans la nature, les techniques de respiration… et surtout les rencontres avec des personnes avec qui l’on se sent en sécurité (souvenez-vous que nous avons besoin de corégulation).
C’est à chaque personne de déterminer les pratiques qui peuvent l’aider là où elle en est. Par exemple, une personne dont le système sympathique est activé de manière chronique aurait du mal à pratiquer le yoga nidra (du fait de l’immobilité requise par cette pratique), mais la biodanza pourrait lui être très bénéfique (grâce au mouvement en rythme et à l’effet apaisant de la musique et des contacts par le regard et le toucher en toute sécurité).
Bibliographie
Cet article est basé essentiellement sur les deux livres ci-dessous :
The Pocket Guide to the Polyvagal Theory, The Transformative Power of Feeling Safe, de Stephen W. Porges, publié chez Norton en 2017
The Polyvagal Theory in Therapy, Engaging the Rythm of Regulation, de Deb Dana, préfacé par Stephen W. Porges, publié chez Norton en 2018
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